Histoire de l'Ombre

 

 

 

GENESE

 

 

Don Quichotte, le valeureux chevalier et son servant Sancho, le maître et le domestique, le chorégraphe et l’interprète, l’artiste et le spectateur, dominant-dominé et l’inversion des rôles à la folie.

 

J’ai rencontré George Bigot lors d’une création théâtrale (« Titus Andronicus » de Shakespeare, mise en scène Simon Abkarian au théâtre de Chaillot), j’y avais un rôle d’acteur (Lucius, fils aîné de Titus) et réalisait le travail chorégraphique et le training corporel des acteurs, une dimension dansée au service d’une tragédie, un acte poétique pour  ponctuer la cruauté dramatique. L’équipe, certains issus du théâtre du Soleil d’Ariane Mouchkine et George Bigot (Marcus, frère de Titus). A le voir, j’y percevais un engagement physique proche de l’acte dansé. Et nos morphologies si différentes : lui, plutôt petit, moi plutôt grand, un rond et une ligne, un cercle et un trait, une boule et un bâton. Très vite l’envie de partager avec lui un temps de création et le thème de Don Quichotte qui s’est imposé : il y a du raté, de l’échec entre ces deux personnages et de quoi en rire. Pourquoi cette nécessaire rencontre, presque un duo d’amour entre deux êtres qui cherchent, cherchent et s’accrochent l’un à l’autre comme une évidence ? L’innocence côtoie la cruauté et l’ascension vertigineuse de l’épopée renvoie à l’impossible. Je n’envisage pas de dialogue théâtral, la situation se suffit à elle-même. C’est une pièce dansée et musicale basée sur cette complicité qui fait qu’il est impossible de penser les deux êtres séparément. Un duo où deux corps risibles trouvent une complicité sérieuse dans l’absurde.

A travers ce thème je désire interroger les rapports complexes que sont ceux du créateur et de l’interprète, de l’artiste et du spectateur, du désir de transmettre son art à autrui pour qui cet art est étrange, étranger :

On a besoin de l’autre mais sans se soumettre, aimer sans plaire, convaincre sans imposer, tu viens à moi, je vais à toi, sans me précipiter ni attendre. La danse se veut des limites à frôler, des courses et des élans retenus au dernier moment, des contacts qui laissent tout imaginer, un pas de deux et un solo tirés du répertoire classique, c’est une fable et pourtant il y a de la gravité, rire et penser, accepter d’être moqué surtout.

 

INTENTIONS

« Personnes ne saura à partir de quel secret j’écris, et que je te le dise n’y change rien » Jacques Derrida

C’est modestement que je nomme ce philosophe décédé depuis peu, un hommage et un grand merci pour ce qu’il a écrit et l’attention particulière donnée à l’agencement des mots, leur offrant un rythme de danse.

En danse, un comédien c’est soit dans l’emploi de son art, soit pour donner une théâtralité au mouvement. La danse est mon art, un duo est nécessairement une relation privilégiée (et révélatrice) avec l’autre. C’est un duo de danse que je désire, sans faire appel au savoir faire du comédien mais, à l’opposé, le rendre innocent, sans protection aucune face à cet art méconnu pour lui, l’imaginaire  s’adapter à la nature étrangère et accepte la différence, le mouvement sera autre. Et moi-même partenaire, je veux considérer autrement ma danse et me mettre en valeur parce que l’autre est lui-même mis en valeur. Ce n’est pas une rencontre entre un comédien et un danseur mais celle de deux hommes ayant l’expérience de leur âge (la cinquantaine joyeuse), artistes dans leur art, qui s’essaient à être complices dans une pièce chorégraphiée. Trouver l’équilibre :

L’autre

Le porter

Ignorer les particularités artistiques

Aller ailleurs

Etre ailleurs

Nous sommes tous une ombre pour les autres. Inquiétante quand elle fait ombrage, apaisante quand elle se fait protectrice. Au masculin, l’ombre est un poisson d’eau douce et vive nommé aussi ombre-chevalier ou saumon de fontaine. Nos deux natures morphologiques faisant penser à Don Quichotte, le valeureux chevalier et son servant sancho Pança, il suffit d’une claire fontaine pour y voir la dulcinée. Tout rate, pourtant ce comte épique ne reste pas dans l’ombre. Les plus belles histoires ne sont pas les plus réussies et les feux de la rampe creusent de l’autre côté du miroir et regarde dans l’ombre des personnages. Peut être une métamorphose de l’art qui soulève ses voiles ? S’il mettait en valeur les actes, seulement les actes, beaucoup dans l’ombre prendraient la place de ceux éclairés et peu resteraient confortablement installés.

« Il faut penser la vie comme trace » Jacques Derrida

Rendre hommage à ceux (gens, œuvres, espèces vivantes, lieux, paysages…) qui éclairent le présent à l’ombre de l’histoire et qui font de notre vie l’histoire de notre présent. Il y a du labeur, de l’attention et de la sincérité, du moins nous essayons. La lumière d’une bougie allumée.

Un pas de deux, une course jusqu’à l’épuisement, une danse dans un espace réduit, un fragment de l’histoire de Don Quichotte, un corps à corps, la Mort du Cygne, un comme une île, l’autre dans sa solitude perdue perché dessus.

C’est un temps d’intimité vers un inconnu.

C’est un complice recherché.

Quatre auteurs de références :

Cervantès « L’Ingénieux Hildago don Quichotte de la Mancha »

Tanizaki Junichirô « Eloge de l’ombre »

Jacques Derrida « Voiles et points de Suspensions »

Max Milner « L’envers du visible – essais sur l’ombre »

Je voudrais que l’on puisse s’attarder sur ce duo comme on peut prendre un peu plus de temps qu’il n’en faut et contempler soudainement, un moment du présent. Tous ces mots sont des nourritures pour aller vers la danse avec sérénité et ils y resteront avec fierté dans l’ombre. 

 

LES COMPAGNONS DE ROUTE:

Chorégraphie Philippe Ducou

Avec Georges Bigot et Philippe Ducou

Regard extérieur :  Paola Piccolo

Scénographie : Jean Pierre Schneider

Lumières : Jean Michel Bauer

Conception musicale : Philippe Ducou

assisté de Vincent Maitrehut

Costumes : Suncana Dulic

photos François Cayatte

Equipe du Théâtre d’Evreux, Scène Nationale

Textes : « Don Quichotte de la Manche de Miguel » de Cervantes (Fragments, traduction d’Aline Schulman)

Sons d’éoliennes : Céline du Chéné Mixage : Samuel Gutman

Avec le soutien de : Théâtre du Murmure.

Théâtre d’Evreux, Scène Nationale.

Région Haute Normandie.

Adami.

Derrière le Hublot, Centre National de la Danse, Arta, Théâtre du Soleil.