LE CORPS DES SENS

 

 

 

 

Une attention particulière à ces capteurs qui portent notre animalité, nous font réagir à fleur de peau, au moindre bruit, à la moindre odeur, mais aussi nous permettent de tenir dans des équilibres précaires, associer nos mouvements à autrui, nous lancer dans des rythmes d'une grande douceur ou endiablés... Ainsi nous pouvons nous savonner sous la douche les yeux fermés, marcher sur une planche étroite, ressentir l'empathie ou son contraire, sans analyse préalable, apprécier le temps qui passe... Nos sens travaillent toujours en étroite collaboration pour nous renseigner sur notre réalité corporelle. Qu'il y en ait un dont les informations ne concordent pas avec les autres, nous ressentons alors l'inconfort, le doute, l'interrogation. Tout notre corps n'est que mémoire. Le bien dit influx nerveux qui nous stimule, nous prévient, nous offre les sensations de nos souvenirs... et que je vous propose de mettre en œuvre. Nul doute qu'il y aura de l'enfance et de l’apprentissage dans ces trois heures de partage.

 

"La mémoire est un sens : celui dans lequel se fondent tous les autres pour nous rendre heureux ou malheureux, gais ou tristes, entreprenants ou apathiques. On peut sentir sans mémoire, mais on ne peut ressentir sans elle. Ce sont nos souvenirs qui nous permettent d’interpréter nos sensations, de les lier entre elles, de les fondre en seul sens qui est celui de la mémoire."  Jean-Yves et Marc TADIÉ

 

"On soutient communément que c'est le toucher qui nous instruit, et par constatation pure et simple, sans aucune interprétation. Mais il n'en est rien. Je ne touche pas ce dé cubique. Non. Je touche successivement des arêtes, des pointes, des plans durs et lisses, et réunissant toutes ces apparences en un seul objet, je juge que cet objet est cubique. Exercez-vous sur d'autres exemples, car cette analyse conduit fort loin, et il importe de bien assurer ses premiers pas. Au surplus il est assez clair que je ne puis pas constater comme un fait donné à mes sens que ce dé cubique et dur est en même temps blanc de partout, et marqué de points noirs. Je ne le vois jamais en même temps de partout, et jamais les faces visibles ne sont colorées de même en même temps, pas plus du reste que je ne les vois égales en même temps. Mais pourtant c'est un cube que je vois, à faces égales, et toutes également blanches. [...] Revenons à ce dé. Je reconnais six taches noires sur une des faces. On ne fera pas difficulté d'admettre que c'est là une opération d'entendement, dont les sens fournissent seulement la matière. Il est clair que, parcourant ces taches noires, et retenant l'ordre et la place de chacune, je forme enfin, et non sans peine au commencement, l'idée qu'elles sont six, c'est-à-dire deux fois trois, qui font cinq et un. Apercevez-vous la ressemblance entre cette action de compter et cette autre opération par laquelle je reconnais que des apparences successives, pour la main et pour l’œil, me font connaître un cube ? Par où il apparaîtrait que la perception est déjà une fonction d'entendement [...] et que l'esprit le plus raisonnable y met de lui-même bien plus qu'il ne croit. [...] Et nous voilà déjà mis en garde"...  ALAIN

 

 

 

 

RECHERCHES :

 (Nicole Mazô-Darné, « Mémoriser grâce à nos sens », Cahiers de l’APLIUT)

La définition la plus largement admise, proposée historiquement par la physiologiste Bessa Vugo, est celle qui fait des sens un système de récepteurs, ou cellules sensitives, capable de capter et de traduire plusieurs formes d'énergie (stimuli) et de les transmettre au système nerveux central sous forme d'influx nerveux. Ces influx nerveux, les sensations proprement dites, sont alors interprétés par l'encéphale, ou son équivalent chez les espèces qui en sont dépourvues, pour en permettre la perception. L'influx nerveux est ensuite codé sous forme de potentiels d'actions et l'information transmise à des régions spécialisées du cerveau. Selon le type de stimulation, les centres de traitement du cerveau diffèrent. Il existe en effet une zone spécialisée dans le traitement des stimuli olfactifs, visuels, tactiles, Il n'y a pas d'accord véritable des neurophysiologistes sur le nombre exact de sens chez l'humain et les autres animaux. La multiplicité des rapports entre le monde sensible et le monde intelligible laisse augurer des difficultés rencontrées dans la recherche d'une définition précise. Une définition largement répandue et réductrice sous-entend le monde sensible comme restreint à cinq sens : goût, odorat, audition, vision et toucher. Mais il est admis que la perception sensorielle des animaux est en fait plus vaste. Pour les mammifères, dont l'homme, on peut citer le sens de l'équilibre perçu au moyen des trois canaux semi-circulaires de l'oreille interne, le sens de la proprioception qui nous signale la position relative des membres de notre corps et qui nous permet par exemple (même aveugle ou simplement les yeux fermés) d'amener notre index sur le bout du nez. Ces sens et d'autres ne rentrent pas dans les cinq sens couramment connus. Les pigeons ou les dauphins sont capables de percevoir les lignes du champ magnétique terrestres ou ses variations. Malebranche rattachait le monde réel à la raison et le monde sensible à un monde illusoire et trompeur. En fait, les sens ne sont pas uniquement des transducteurs permettant la mesure de paramètres. Toute vision réductionniste assimilant la perception à une configuration cérébrale semble donc illusoire. Les sens sont les instruments de la perception, c'est-à-dire le lien qui relie l'organisme au monde extérieur et qui lui permet de reconnaître, grâce à l'interprétation donnée par la pensée et la connaissance, les informations qui, parmi l'ensemble de celles lui parvenant, pourraient lui être utiles. cinq sens : la vue, l'ouïe, l'odorat, le goûter et le toucher. Notre corps en comporte pourtant trois supplémentaires : l'équilibre, la proprioception et le sens du temps. Les trois derniers :

 

Le sixième sens, le sens de l'équilibre, est pourtant bien connu et n'a rien d'ésotérique. Celui-ci nous informe à tout moment de notre rapport à l'espace. Logés dans notre oreille interne, les canaux semi-circulaires sont intégrés au sens de l'ouïe mais les signaux qu'ils captent sont interprétés par le cerveau en comparaison avec la perception visuelle. L'œil et les canaux semi-circulaires informent le cerveau sur la position de la tête dans l'espace et à quelle vitesse notre corps se déplace, accélère, ralentit. Lorsque ces deux sens envoient au cerveau des informations interprétées comme contradictoires, nous ressentons la désagréable sensation d'étourdissement jusqu'à la nausée et le vertige.

Le septième sens, la proprioception, est bien connu des danseurs ; il fonctionne en étroite collaboration avec les sens du toucher et de l'équilibre. Il s'agit de l'information que les muscles envoient au cerveau quant à la variation de force nécessaire pour les activer en fonction de l'attraction terrestre. Il est aussi basé sur les réflexes. En conjonction avec le toucher, il nous informe de la position de chacun de nos membres par rapport au reste du corps. C'est le sens qui nous permet par exemple de nous savonner efficacement dans la douche, même plongé dans l'obscurité, ou encore de positionner correctement notre main pour porter les aliments à la bouche avec les yeux fermés.

Nos sens travaillent toujours en étroite collaboration pour nous renseigner sur notre réalité corporelle. Qu'il y en ait un dont les informations ne concordent pas avec les autres, nous ressentons alors l'inconfort, le doute, l'interrogation.

Le huitième sens, le sens du temps est plus complexe puisqu'il fait appel à deux notions : la durée et le rythme. Le cerveau, bouclant les informations dont il dispose, parvient à détecter l'écoulement du temps par mémoires comparées. Bien qu'il fournisse une perception subjective inégale d'un individu à l'autre, il produit une information constante sur notre position temporelle. Ne sentons-nous pas, après avoir dormi une, trois ou huit heures, à peu près combien de temps s'est écoulé ? Anesthésié, le cerveau inconscient ne perçoit plus le temps qui, au réveil, semble s'être écoulé à toute vitesse.

Le sens du temps a permis au chercheur Michel Siffre de déterminer — dans une caverne coupée de toute référence solaire ou horaire — que le corps a des cycles d'environ vingt-quatre heures et trente minutes. Il peut être gravement compromis lorsque, privé des cycles naturels, on s'oblige à veiller de façon inhabituelle sur de longues périodes. Trois jours sans dormir et les hallucinations commencent, parfois moins. En travaillant de nuit ou sur des quarts variables le cycle circadien rompu peut occasionner de multiples dérèglements dans le sommeil et l'alimentation.

Le cœur est l'horloge du corps, il donne la cadence, il participe à la sensation subjective du temps. Quand le cœur bat rapidement nous agissons plus vite et percevons le monde comme plus lent, et inversement, tranquille, au repos, le rythme cardiaque lent nous donne l'impression que le temps passe vite.

Le sens du temps est aussi généré socialement. Il apparaît sur trois modes : court, moyen et long terme. À long terme, il nous informe sur le groupe d'âge auquel nous appartenons (jeune, le temps est long ; âgé, le temps passe vite) ; à moyen terme, sur notre synchronisation sociale (rendez-vous, cycles communautaires — dont les fêtes — programmation médiatique, etc.) ; à court terme, sur les séquences de coordination — par exemple dans la réalisation d'un projet lorsque nous travaillons en groupe à construire une maison, à fabriquer un meuble ou lorsque nous participons à un sport d'équipe : nous savons dans quel ordre, et à quelle cadence effectuer une opération en fonction des partenaires et de l'avancement du projet.

Dans Les horloges sympathiques : l'organisation sociale au rythme de la syntonisation, Maxime Sainte-Marie pousse plus loin en montrant que le temps n'existe pas puisque nous l'avons toujours confondu avec le rythme.Le phénomène se produit aussi en biologie.Saviez-vous que dans un couvent les religieuses ont tendance à synchroniser naturellement leurs périodes menstruelles ? . Si les organismes vivants et les assemblages mécaniques communiquent leur rythme aux autres éléments par la structure à laquelle ils appartiennent, nous pouvons alors ajouter le sens du rythme au sens du temps. Dans ce qui compose notre intelligence, il n’y a rien qui ne soit d’abord passé par nos sens. Friands des informations que nous captons constamment, notre cerveau engrange, filtre, sélectionne, classe, trie, répartit, ordonne les milliers de stimuli qui nous parviennent sans cesse afin de les rendre hautement signifiants et cohérents avec notre représentation idiosyncrasique du monde. Nos sens sont les véritables portes d’entrée de l’information indispensable à notre activité mentale. Ils sont les supports de la vie. Tout ce que nous savons de notre milieu, tous nos apprentissages sont liés à cette activité sensorielle majeure, essentielle à la gestion cognitive. Nous apprenons grâce à eux. Sans stimulation sensorielle, il n’y aurait pas de vie cérébrale. C’est parce que nous voyons, entendons, sentons, goûtons et touchons que nous pouvons nous adapter en permanence et, plus les sens se développent, plus le cerveau se perfectionne. Tout notre corps n’est que mémoire. Avec ses facultés sensitives et sensorielles finement réglées pour la collecte de l’information, il demeure un relais indispensable pour notre mémoire. Ce que nous percevons du monde extérieur se transforme dans notre cerveau en sensations et impressions qui vont construire nos souvenirs, mais aussi modifier sans cesse ceux que nous possédions déjà. Ils sont la base de notre personnalité, de notre imagination, de notre esprit créateur. S’il est vrai que sans activité sensorielle, il n’y a pas de mémoire, il est vrai également que, sans mémoire, l’activité sensorielle ne serait qu’un déferlement bruyant et stérile d’informations. Avec la mémoire, cette cascade de stimulations devient souvenirs, apprentissages, culture. Soumis à ces stimulations externes continuelles, le cerveau construit ou nous fait remémorer au même moment des expériences internes. Lors de ce processus, plusieurs systèmes de représentations se mettent à fonctionner en même temps. C’est ce qu’on appelle une synesthésie. Ainsi, Marcel Proust, à partir d’une expérience gustative, au moment même où ses papilles gustatives sont en contact avec le gâteau (la fameuse petite madeleine), son cerveau part à la recherche de l’explication du plaisir soudain qui l’envahit et qui sera le déclencheur d’images et d’évocations auditives d’un souvenir heureux de son enfance. Car le souvenir d’un événement personnel a toujours une composante affective et une forte composante d’imagerie.

 

Pour Diderot : de tous les sens, l’œil est le plus superficiel, l’oreille le plus orgueilleux, l’odorat le plus voluptueux, le goût le plus superstitieux et le plus inconstant, le toucher le plus profond et le plus philosophe. Pour Emmanuel Kant : « l’odorat est le sens le plus ingrat et le plus indispensable », il le trouve moins social que le goût et contraire à la liberté car la perception olfactive se fait de façon involontaire, alors que l’absorption orale est délibérée. Pour Saint Thomas d’Aquin : la vue est le sens le plus parfait, le plus universel, suivie de l’odorat.

 

Quant à Gaston Bachelard : l’odeur, dans une enfance, dans une vie, est, si l’on ose dire, un détail immense. C’est par notre peau que nous ressentons, aimons, détestons. Le langage exprime d’ailleurs l’importance de la peau et du toucher : on entre dans la peau de quelqu’un, on est bien dans sa peau, on a quelqu’un dans la peau… Les capteurs du toucher sont répartis sur toute la surface de notre corps. La perception par le toucher a une résonance profonde en nous, car contrairement à la vue et à l’ouïe, le toucher nous fait ressentir les choses à l’intérieur de nous-mêmes.

 

L’enfant construit sa réalité du monde extérieur par les perceptions de tous ses sens, mais toujours avec la suprématie du toucher, organe déterminant dans le développement du comportement humain. À chaque fois qu’il combine le toucher aux autres sens, plus la partie du cerveau activée est importante, plus les réseaux de neurones qui se forment sont complexes et plus le potentiel d’apprentissage augmente. Quant à la proprioception, qui est la perception que le corps a de lui-même dans l’espace, c’est l’une de nos sources de connaissance les plus importantes. Ce sont des outils d’apprentissage fantastiques. Car on ne pense pas seulement avec notre cerveau, mais aussi avec notre corps. Les arts et les sports ne sont pas accessoires, ce sont de puissants moyens de pensée et de communication avec le monde.

 

Si notre rétine n’a besoin que d’un dixième de seconde pour photographier mentalement un visage, une grande partie de la vision n’est pas innée. Si 10 % se passent dans les yeux, les 90 % restants ont lieu dans le cerveau, en association avec le toucher et la proprioception. Nous nous entraînons sans cesse à voir en trois dimensions dans un espace bidimensionnel (livres, peintures, films). En Australie ou en Afrique, des individus qui n’avaient jamais tenu de livres entre les mains étaient tout simplement incapables de voir un paysage de montagnes sur une page à deux dimensions. C’était comme une sorte d’illettrisme visuel. Ils percevaient les traits, les contours, la couleur, mais étaient dans l’incapacité de voir la perspective, parce que dans la réalité, sur le papier, il n’y en a pas. Sans éducation, sans expérience et sans apprentissage, l’œil voit, mais le cerveau est aveugle.

 

L’ouïe a été également très étudiée, c’est un de nos systèmes les plus précoces. C’est elle qui alerte le cerveau, que ce soit pour des besoins de protection ou de compréhension. Dès le quatrième mois de sa vie intra-utérine, le bébé commence à entendre. Il reconnaît des voix, se familiarise avec les musiques entendues et vit ses émotions au rythme des échos de la vie extérieure qui lui parviennent. L’ouïe, après le toucher, est le deuxième sens à s’éveiller de telle façon qu’au jour de sa naissance l’enfant a déjà une expérience de la communication. Sans odeur, la vie n’a plus de goût, car ce n’est pas par la papille gustative que passe l’essentiel du goût mais par le nez. C’est notre sens le plus archaïque et probablement le plus en relation avec notre inconscient. Les odeurs mettent nos sens en alerte car toutes les expériences sensorielles qui lui sont liées sont gravées en nous. Une fois fixées, elles sont peu susceptibles d’être modifiées par notre pensée ou notre imagination. Elles jouent un rôle majeur dans les mécanismes de nos émotions et de nos comportements. Cette mémoire olfactive diffère des mémoires visuelle ou auditive parce qu’elle résiste mieux à l’épreuve du temps et que son mode d’apprentissage est unique. Elle a le pouvoir d’évoquer des souvenirs beaucoup plus profonds que les images ou les sons, car des connexions de neurones relient étroitement l’odorat à l’ouïe et à la vue ; aussi la mémoire olfactive enregistre-t-elle en même temps que l’odeur tout son contexte émotionnel. De surcroît, les neurones de la muqueuse se reproduisent constamment puisqu’en trente à quarante jours, la totalité des récepteurs est renouvelée. Hormis quelques maladies exceptionnelles (l’anosmie, par exemple, qui est la perte de l’odorat et dont l’origine est inconnue) nous conservons donc intact le sens de l’odorat au fil des années La langue ne distingue que quatre goûts principaux, le salé, le sucré, l’aigre et l’amer, qui vont permettre les combinaisons de l’éventail de toutes les saveurs que nous connaissons. La saveur est génétiquement fixée : le sucre est recherché par tous, l’amer est unanimement rejeté. La saveur d’un mets est, en fait, une donnée complexe, explique J.-M. Bourre.

 

Il y a concurrence entre les sens quant à leur capacité à représenter ce qui est extérieur au corps. Ceux de la défense, du toucher, de la vue, de l’ouïe, ont pris le dessus sur la sensibilité du besoin comme le goût et l’odorat. L’homme en effet, est bien plus fortement structuré pour percevoir la douleur que pour détecter les sources de plaisir comme le montre l’analyse de très nombreux récepteurs.  Prévenir un danger fut-il plus vital que de se faire plaisir ? Cela reste-il toujours vrai ?

 

Les environnements créés par l’homme nous permettent de repérer comment les différentes cultures font usage de leur sens. Les observations de Hall démontrent qu’Américains et Arabes vivent dans des mondes sensoriels différents, ne font pas appel aux mêmes sens, les Arabes utilisant l’olfaction et le toucher de façon préférentielle par rapport aux Américains. Ils interprètent et combinent différemment leurs données sensorielles. Même l’expérience que l’Arabe a de son corps par apport à son Moi est différente de la nôtre. Une des différences majeures entre l’Orient et l’Occident tient entre autre, au fait que l’espace lui-même est perçu de façon radicalement différente par chacune des deux cultures. L’Occident perçoit les objets, mais non les espaces qui les séparent. Au Japon, en revanche, ces espaces sont perçus et nommés. Si 40 % sont des visuels, 40 % des auditifs et 20 % des kinesthésiques parmi nous, cela implique que chacun a son canal de communication préférentiel et que nous captons les informations de façon très différente. Nous ne les stockons pas dans notre cerveau et n’y accédons pas non plus de la même manière. Que l’on communique dans un autre canal et l’on diminuera les chances de se faire comprendre. Si les représentations qu’une personne utilise pour construire son expérience de la réalité sont, par exemple, surtout visuelles, elle aura du mal à répondre à une question qui présuppose une représentation kinesthésique. Cela n’indique pas qu’elle soit résistante, c’est simplement une indication que ce que sont les limites sensorielles de son modèle du monde. Le visuel, quand il est face à un auditif, peut avoir l’impression que celui-ci n’est pas en contact avec lui parce qu’il ne le regarde pas. L’auditif, lui, reprochera au kinesthésique de ne pas l’écouter. Quant à ce dernier, lui-même se plaint de l’insensibilité des auditifs et des visuels, etc. Certains privilégient le regard pour apprendre : ils se représentent des images abstraites ou concrètes. Les forts en orthographe voient les mots dans leur tête sans en avoir conscience. Celui qui lève les yeux avant de répondre à votre question vérifie en fait l’information dans son réservoir d’images intérieures. « Ne cherche pas la réponse au plafond, elle n’y est pas », déclarons-nous impatiemment alors que, pour le visuel, c’est justement là qu’elle se trouve ! D’autres privilégient l’ouïe pour apprendre. La personne, qui tourne la tête du côté de sa meilleure oreille pendant que vous parlez au lieu de vous regarder, vous fait la politesse de vous donner toute son attention. D’autres encore privilégient leur corps pour apprendre : ils ont besoin de toucher, de jouer avec ce qu’ils sont en train d’étudier pour que leurs muscles se souviennent de la sensation communiquée. La personne qui bouge quand on lui parle travaille l’information avec ses muscles. L’individu kinesthésique vérifiera l’information à travers ses impressions en regardant la main avec laquelle il écrit. Un abîme sépare encore de nos connaissances la structure du cerveau et les fonctions cognitives. Je conclurai par une réflexion empruntée à Jean-Yves et Marc Tadié : La mémoire est un sens : celui dans lequel se fondent tous les autres pour nous rendre heureux ou malheureux, gais ou tristes, entreprenants ou apathiques. On peut sentir sans mémoire, mais on ne peut ressentir sans elle. Ce sont nos souvenirs qui nous permettent d’interpréter nos sensations, de les lier entre elles, de les fondre en seul sens qui est celui de la mémoire. Notre mémoire est un concert de sensations.

 

 

                                                         L'ÉCRITURE DU CORPS

 

Magnifique Littré qui propose comme définition  pour EXPRESSION :

"Action d'exprimer le suc de certaines choses par la pression. Huiles tirées par expression.

Terme de médecine. Sueur par expression, se dit des gouttes de sueur qui se montrent sur la face de ceux qui souffrent une angoisse extrême et particulièrement sur celle des agonisants.

Fig. Action de faire sortir, paraître au dehors, c'est-à-dire manière de rendre sa pensée par l'organe de la parole, ou par le ministère de la plume."

 

Je sourie, la définition qui me viendrait immédiatement à l'esprit, par l'usage, ne serait que le sens figuré. Je continue à sourire car dans le sens littéral, j'y entrevois des mots qui titillent mon imaginaire "suc, pression, sueur gouttes de sueur, souffrent, angoisse extrême, agonisants..." Ô combien le sens figuré me semblerait pâle, sans saveur s'il ne s'accrochait pas avec empressement au sens littéral. Ô combien les mots seraient ennuyeux s'ils n'habitaient pas un corps. Un livre n'existe donc pas s'il n'est pas lu... Je continue à sourire.

"On a de l'expression longtemps avant d'avoir de l'exécution et du dessin" Dixit Diderot, ben oui, je te vois, je te sens, je t'entends, je te soupçonne avant que de te comprendre, t'écouter, te dire... Par les mots, parole ou plume, nous cherchons les chemins de leur expression. Mais on peut aimer ou haïr au delà de toute expression, là c'est le langage du corps qui s'exprime.

Bibliographie

Quelques ouvrages parmi d’autres :

Ackerman, D. 1991. Le livre des sens. Paris : Grasset.

Augé, M. 1994. Le sens des autres. Paris : Fayard.

Baddeley, A. 1992. La mémoire humaine. Grenoble : Presses universitaires de Grenoble.

Bourre, J.-M. 1995. La diététique du cerveau. Paris : Odile Jacob.

Changeux, J.-P. 1983. L’Homme neuronal. Paris : Fayard. [1995. Paris : Hachette].

Damasio, A. 1994. L’erreur de Descartes, la raison des émotions. Paris : Odile Jacob.

Hall, E. 1975, 1978. La dimension cachée. Paris : Seuil.

Ledanseurs, Y. 1997. La mémoire au fil de l’âge. Paris ; Bayard.

Le Guérer, A. 1988. Les pouvoirs de l’odeur. Paris : François Bourin.

Montagu, A. 1971. La peau et le toucher. Paris : Seuil.

Ninio, J. 1989, 1991, 1996. L’empreinte des sens. Paris : Odile Jacob.

Rosenfield, I. 1994. L’invention de la mémoire. Paris : Flammarion.

Tadié, J.-Y. et M. 1999. Le sens de la mémoire. Paris : Gallimard.

Université d’Oxford. 1993. Dictionnaire encyclopédique : Le cerveau, un inconnu. Paris : Robert Laffont.

Vincent, J.-D. [1986] 1994. Biologie des passions. Paris : Odile Jacob.

Nicole Mazô-Darné, « Mémoriser grâce à nos sens », Cahiers de l’APLIUT, Vol. XXV N° 2 | 2006, 28-38.